FLORENCE ET LA TOSCANE

FLORENCE ET LA TOSCANE
FLORENCE ET LA TOSCANE

Il est admis, depuis Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, que «la nature imite l’art». Pourtant, le touriste qui s’extasie devant le paysage des collines toscanes, plantées de cyprès et de myrtes, parce qu’il lui rappelle l’arrière-plan des portraits florentins du XVe siècle, pense-t-il que ces arbres, ces bosquets ont été savamment cultivés par des générations d’amateurs, le plus souvent anglo-saxons, soucieux de faire ressembler leurs domaines aux peintures de leurs collections? Voir aujourd’hui la Toscane, c’est accepter d’avoir devant les yeux un «écran»: le pays est indissociable du regard esthétique porté sur lui depuis des siècles.

Écran que l’on retrouve quand on veut tenter de comprendre ce qui explique ce paysage d’histoire et de culture. Comment ne pas le voir à travers l’art? Les fresques d’Ambrogio Lorenzetti qui évoquent Sienne plus qu’elles ne la représentent fixent l’image que l’on se fait de cette ville au sommet de sa gloire, dans la première moitié du XIVe siècle. L’imagination romantique s’est emparée de la silhouette du Palazzo Vecchio à l’ombre de laquelle se joue le Lorenzaccio d’Alfred de Musset. La silhouette du Dôme, peinte par Camille Corot, symbolise définitivement l’image de Florence.

Charles-Marie de La Roncière a montré (cf. article république de FLORENCE) comment l’accession au pouvoir des Médicis avait été progressive et mouvementée – parallèle à l’édification d’un État, avec Florence pour capitale. Double mouvement que les historiens de la dynastie ont voulu présenter comme inéluctable. De même, dans le domaine artistique, Giorgio Vasari, source fondamentale pour étudier les artistes toscans de Cimabue à Michel-Ange, a laissé le récit de la prééminence de Florence sur les foyers artistiques rivaux, Sienne en particulier. Il sera bien sûr impossible de faire ici toute leur place à cette multitude de centres que la gloire de Florence relègue dans l’ombre: Pienza par exemple, conçue, à partir de 1459, comme la cité idéale de la Renaissance par Bernardo Rossellino pour l’humaniste siennois `neas Sylvius Piccolomini, devenu pape sous le nom de Pie II, abandonnée à sa mort, aujourd’hui petite ville oubliée.

Plus tard, c’est le mythe d’une Florence figée à la Renaissance qui a tendu à éclipser d’un côté la «protorenaissance», de l’autre les chefs-d’œuvre du maniérisme. L’art en Toscane ne se limite pas à la Renaissance florentine, et l’histoire de celle-ci, inversement, ne saurait se concevoir sans l’existence de ses rivales, de son passé et d’une postérité qui ne se résume pas à une décadence.

À Florence, les murs du Baptistère font alterner le marbre blanc de Carrare, le marbre vert de Prato, le marbre rouge de la Maremme: polychromie qui rend visible la mosaïque des «pays» toscans, qui, au-delà des rivalités de campaniles, peuvent s’unir pour colorer ainsi la façade d’un même édifice. Indissociables aujourd’hui des grands noms de la Renaissance – de Giotto à Masaccio, Léonard de Vinci ou Michel-Ange –, Florence et la Toscane composent ce pays du «musée réel» salué par André Chastel.

1. Utilité politique du mythe romain

La Toscane est romaine. Les historiens de Florence n’eurent de cesse d’affirmer que, par son origine, leur ville était digne de rivaliser avec la Ville, le lys rouge avec la louve: Florence, pour Dante (1265-1321), est en effet bâtie à l’image de Rome, ad imaginem suam atque similitudinem , mythe fondateur aux implications politiques. Sur les murs du Dôme de Pise, élevé en 1063, maintes pierres réemployées sont censées attester non seulement que le christianisme s’édifie avec les ruines du paganisme, mais que la première cité maritime de Toscane possède ses quartiers de noblesse antiques. Cinq siècles plus tard, Benvenuto Cellini (1500-1571), dans son autobiographie, décrit l’application du grand-duc Côme Ier à nettoyer lui-même des bronzes «étrusques» à peine découverts. La Toscane, unifiée alors, est fière d’afficher partout son nom latin d’Etruria , son prince de s’intituler Dux Etruriae .

En fait, les témoignages de l’occupation étrusque et romaine du sol toscan sont relativement minces: peu de vestiges ont survécu aux Alamans et à l’occupation lombarde (568). À Fiesole, un théâtre antique, découvert en 1809, fouillé à la fin du XIXe siècle, et des thermes en sont aujourd’hui les monuments les plus évocateurs. Les bronzes, les urnes funéraires, conservés au musée étrusque de Cortone ou au musée Guarnacci de Volterra, révèlent la civilisation étrusque. Dans le tracé des rues, on aime encore montrer des traces indubitablement romaines: place «de l’amphithéâtre» à Lucques, rues incurvées de Florence entre la place San Firenze et le parvis de Santa Croce. Même si ces témoignages paraissent ténus, l’art toscan se nourrit de cette antiquité rêvée, depuis les reliefs de la chaire de la cathédrale de Pise (1302-1310), œuvres de Giovanni Pisano, jusqu’aux fresques de Filippino Lippi à la chapelle Strozzi de l’église Sainte-Marie-Nouvelle de Florence, où le souci archéologique prime finalement sur l’intérêt des scènes représentées (commande de 1487). L’art des marchands toscans paraît conscient, très tôt, de constituer un moment dans une histoire plus vaste. Le mythe romain, à l’œuvre dès le XIe siècle, proclamé chez Dante, conserve son utilité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle; peut-être parce qu’il est un élément d’unité d’une région naturellement divisée. Se souvenir d’avoir été l’Étrurie cimente la Toscane – le découpage des vallées entre les affluents de l’Arno, l’Elsa, l’Era ou la Sieve délimite des «pays» différents –: la conscience toscane s’affirme ainsi en premier lieu au sein d’une communauté artistique. Restait aux princes unificateurs à utiliser l’histoire et l’art comme des armes politiques.

Giorgio Vasari (1511-1574), tant dans ses écrits – ses Vies de 1550 où il se fait le Plutarque ou plutôt le Paul Jove des hommes illustres dans les arts – qu’avec le programme décoratif qu’il composa entre 1563 et 1565 pour la grande salle du Palazzo Vecchio, édifiée par Cronaca (1457-1508) en 1495, a orchestré l’histoire de la culture toscane. Il la décrivit en effet comme la soumission de la région, et en particulier de Sienne et Pise, à la force centralisatrice de Florence. La prédominance florentine dans les arts prend, après lui, la force de la fatalité.

2. Le roman toscan: unité artistique de «pays» rivaux?

À l’époque romane, le jeu des rivalités entre des villes aussi prestigieuses, par exemple, que Pise ou Lucques, entre des villages d’autant plus fortement individualisés que seule une vallée les sépare, montre qu’il n’en était rien encore. Les évêchés, avant la mort de la comtesse Mathilde, dernière margrave de Toscane (1115), semblent tous potentiellement promis à un avenir illustre: Fiesole, Pistoia, Arezzo, Lucques, Volterra..., énumération qui évoque aujourd’hui autant de foyers culturels entrés, peu à peu, dans l’orbite de Florence – «planètes médicéennes» pour reprendre le nom que Galilée donna, au début du XVIIe siècle, aux satellites de Jupiter qu’il venait de découvrir.

Rivales en politique, rivales commerciales, les communes toscanes, et, en particulier, Florence, Sienne et Pise, se livrent en effet, dès le XIe siècle, une guerre artistique qui prend la forme de l’émulation. S’organise, autour des murailles des cités, le contado rural, espace construit autour d’églises et de couvents: étapes pour les artistes attirés par les commandes décoratives, lieux de diffusion de l’art en même temps que de recueillement. La décoration de ces églises, avec leurs revêtements de marbre en bandes alternativement blanches et noires, dont la façade de la collégiale d’Empoli (après 1093) constitue l’un des exemples les plus harmonieux, laisserait croire, à travers les pays toscans, à une unité de style. Il n’en est rien: d’autres types architecturaux, inspirés d’exemples cisterciens notamment, comme à San Galgano, ou clunisiens, prouvent que la Toscane, y compris dans ses régions rurales, est traversée, déjà, par des courants d’ampleur européenne. Seulement, la formule décorative inventée à l’époque romane fut relayée par un gothique précoce.

L’église de San Miniato al Monte, de plan basilical, avec sa façade du XIIe siècle, et son pendant, sur l’autre colline dominant Florence, la Badia de Fiesole, restent donc des exemples admirés mais qui firent peu école. Dans la ville même, la postérité du Baptistère, le Bel San Giovanni de Dante, qui passait pour construction romaine et fut copié comme antique, est en revanche plus complexe. Édifié probablement sur l’emplacement d’un ancien lieu de culte, consacré en 1059, il possède, lui aussi, cette tranquille harmonie géométrique des marbres alternés. À l’intérieur, la décoration de la coupole en mosaïque en fit, au long du XIIIe siècle, le creuset où s’inventa – vraisemblablement avec l’impulsion initiale de maîtres venus de Venise – le premier style pictural toscan. Cimabue collabora à ce répertoire de scènes et de formes, dont l’influence se fait encore sentir chez Giotto.

3. Une «renaissance» avant la Renaissance?

La première renovatio de l’art toscan n’est pas un phénomène florentin. À Pise, avec la construction de la piazza dei Miracoli, formée de la cathédrale dont la façade a des allures de temple, conçue en 1063, après la victoire de Palerme, complétée par le baptistère commencé en 1153, puis par le campanile à l’inclinaison contrôlée sur ce terrain instable (1173-1350), et enfin par le cimetière du Campo Santo, reliquaire immense fait pour conserver de la «terre sainte» rapportée par les navires pisans, naissait un ensemble monumental qui prit valeur d’archétype. En 1260, Nicola Pisano (vers 1225-1287) sculpte la chaire du baptistère, son fils Giovanni (vers 1250-1314), maître d’œuvre ambitieux, apôtre d’un puissant retour à l’antique – qu’il connaissait surtout par des sarcophages tardifs –, crée des chaires, cathédrales dans la cathédrale, à Pise, à Sienne, à Saint-André de Pistoia. Il est significatif que Cimabue (vers 1240-1302), en qui Vasari saluait l’inventeur de la peinture, ait décoré le Dôme de Pise d’une mosaïque de Saint Jean . Son style, moins en rupture avec la peinture d’icônes «grecque», elle-même alors en mutation, que l’on a voulu le répéter à la suite de Vasari, ouvre, selon Dante qui le cite, la voie à Giotto. On peut ainsi retracer, dans les textes littéraires, une généalogie des «renaissances» successives: Cimabue, Giotto, Masaccio, Léonard et Michel-Ange. C’est le projet de Vasari, le Florentin: il fournit, par cette belle architecture didactique, des repères commodes et donne cohérence et fin à l’histoire de l’art toscan. Dans la Toscane du XIIIe siècle, chaque cité s’identifie à un artiste: Sienne, par exemple, à Duccio di Buoninsegna (vers 1260-1318/19), proche de Cimabue, dont la Maestà ouvre l’histoire de l’école siennoise. À Assise, le chantier de la basilique de Saint-François, entrepris en 1228, devient l’un des plus actifs de l’époque gothique: en Ombrie, hors du champ clos de la Toscane, il permet aux Florentins et aux Siennois de s’affronter, de collaborer, d’enrichir leurs techniques d’influences réciproques. Y ont travaillé en effet Cimabue, Giotto et ses collaborateurs, ainsi que les Siennois Pietro Lorenzetti et Simone Martini.

Giotto di Bondone (1266/67-1337) occupe une place prépondérante dans la vie artistique: son école compte de grands artistes, Taddeo Gaddi (vers 1300-vers 1366), Maso di Banco (vers 1300), Bernardo Daddi (vers 1300-vers 1348) – lui-même devenu en 1334, après son rappel à Florence, directeur de tous les travaux d’urbanisme, contrôle l’édification de la cité. La ville du florin, en pleine expansion, vient de commencer d’édifier, en 1284, sa troisième enceinte. La nouvelle esthétique spatiale qu’inaugure Giotto influence, au-delà de la Toscane, la culture figurative européenne. C’est sans doute après lui que l’image de l’homme universel ne cessa de hanter les artistes florentins: Giotto est le premier de ceux qui prétendirent, d’Alberti à Léonard de Vinci et Michel-Ange, incarner tous les arts.

L’influence des Siennois sur les giottesques est incontestable. On ne saurait plus présenter l’école siennoise de Simone Martini (1284? – 1344), des frères Pietro (actif de 1305? à 1345) et Ambrogio Lorenzetti (actif de 1319 à 1348), comme éternellement retardataire, archaïsante, face à sa rivale florentine, novatrice, inventive – quoique, pour faire bonne mesure, moins «raffinée». D’autant que la génération qui suivit la mort de Giotto, marquée par la récession économique et le choc de la peste de 1348 – celle qu’évoque Boccace dans son Décaméron composé dans les années qui suivirent –, s’orienta vers des créations qui n’avaient rien de révolutionnaires. L’artiste œuvre alors avec l’artisan – le Traité de Cennino Cennini (vers 1390) recense les techniques du peintre de cette époque –, et création n’est pas synonyme de chef-d’œuvre: fabriquer une peinture, pour des hommes comme Agnolo Gaddi ou Niccolò di Pietro Gerini, est plus répondre à une attente, une commande précise, que volonté de produire une grande œuvre. N’était-ce pas déjà le cas, au XIIIe siècle, avec l’abondante production des crucifix peints pour orner le chœur des églises?

Dès cette époque, en effet, l’œuvre d’art fait partie intégrante de la vie quotidienne: le « gothique communal» fournit un cadre architectural aux libertés municipales – à Florence, le palais du podestat ou Bargello, le Palazzo Vecchio d’Arnolfo di Cambio (1250? – 1302), maître d’œuvre de la cathédrale et de Santa Croce, à Sienne, le Palais public commencé en 1297, dominant la grande place en forme d’amphithéâtre. Les monuments s’ornent de fresques à but pédagogique, comme les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament dans la collégiale de San Gimignano, ou, dans le domaine laïc, les allégories d’Ambrogio Lorenzetti qui défendent et illustrent, au Palais public de Sienne, l’idéal du «bon gouvernement». Dans les maisons, les coffres de mariage (cassoni ), les retables de dévotion privée domestiquent les découvertes des grandes écoles picturales. Francesco Datini, marchand à Prato, mort en 1410, possède des peintures religieuses dans les chambres de sa maison. Inversement, les somptueux tissages, qui font la fierté de Sienne par exemple, s’étalent en guise d’accessoires dans maintes représentations. Dans la rue, les œuvres foisonnent: chaire extérieure de Donatello à la cathédrale de Prato, statues nichées dans le mur d’Or San Michele – loggia où l’on vendait le grain, fermée et transformée en église par Simone Talenti – dédiées par chacun des «arts», les corporations de Florence, à son saint patron.

4. Artistes voyageurs

Les grands chantiers dont se couvre la Toscane, en même temps qu’ils visent à créer des œuvres glorifiant la forte personnalité des centres municipaux – à Sienne, la cathédrale ne fut jamais achevée –, ont pour conséquence première les voyages constants des artistes attirés par les commandes: le dialogue, ainsi, dépasse souvent les collines toscanes. Giotto avait séjourné à Rome, à Assise, à Padoue où, en 1305, il décora la chapelle de l’Arena, à Naples. Le Siennois Matteo Giovannetti da Viterbo (vers 1300-1369?) décora le palais des Papes d’Avignon. Pétrarque, poète et humaniste, dont le Canzoniere constitua une constante source d’inspiration pour les artistes – il figure parmi les hommes illustres peints par Andrea del Castagno –, passa sa vie sur les routes d’Europe. À la fin du siècle, Gherardo Starnina – identifié avec le Maestro del Bambino vispo , élégant représentant à Florence du style Gothique international – travaille en Espagne, à Valence et à Tolède. Deux œuvres symbolisent enfin, plus tardivement, le dialogue de l’Italie avec le Nord: le célèbre portait des marchands lucquois Arnolfini de Jan Van Eyck (1434, National Gallery, Londres) et le retable commandé à Hugo Van der Goes par Tommaso Portinari, agent des Médicis à Bruges, placé en 1478 dans l’église San Egidio de Florence, aujourd’hui au musée des Offices. À l’intérieur même des cités toscanes, un espace semble s’ouvrir au voyage. Ces villes offrent une multiplicité de points de vues sur elles-mêmes: Sienne se donne son propre spectacle du haut de ses collines, la tour du Palazzo Vecchio à Florence, le campanile créent des «points de vue», les «belles tours» de San Gimignano, la Torre Guinigi de Lucques montrent la cité autant qu’elles manifestent sa puissance. Le dialogue des villes est aussi correspondance des arts: les mêmes hommes s’illustrent en effet tour à tour dans l’architecture, la peinture ou la poésie – Andrea di Cione, dit Orcagna (actif de 1343 à 1368) peint ainsi le retable de la chapelle Strozzi à Sainte-Marie-Nouvelle (1357), sculpte le tabernacle d’Or San Michele, participe aux projets pour le Dôme.

Il reste que le plus grand de ces pôles d’attraction, au XVe siècle, c’est Florence. En 1401, le concours pour doter le Baptistère d’une seconde porte qui surpassât celle d’Andrea Pisano (mise en place en 1338) vit Lorenzo Ghiberti triompher. Autour de lui, son atelier – la bottega , cette unité fondamentale de la production artistique à la Renaissance – assurait la formation de sculpteurs, de peintres, d’orfèvres, d’ornemanistes. L’achèvement du Dôme stupéfia l’époque: sans échafaudage extérieur, Filippo Brunelleschi (1377-1446), orfèvre et sculpteur devenu architecte, réussit à élever une coupole «assez vaste pour abriter tout le peuple toscan». Réussite parfaite, elle fournit un point de repère visible, identifiable entre tous, sur les chemins qui conduisent à la cité et dans le paysage urbain lui-même, où, vu sous des angles différents, son revêtement de tuiles oranges est partout présent. Complétée après la mort de Brunelleschi par une lanterne et par une boule dorée qui est peut-être le premier travail auquel participa le jeune Léonard de Vinci (1452-1519) dans l’atelier de Verrochio, le Dôme reste le symbole de Florence. Brunelleschi fut l’inventeur du «style toscan» en architecture, retour à une pureté qui se voulait antique: tirant parti avec rigueur de la pierre grise locale (pietra serena ), grâce à laquelle il souligne les arcatures, il réalisa ces chefs-d’œuvre de classicisme que sont la «vieille sacristie» de Saint-Laurent (commencée en 1420), ou la chapelle des Pazzi de Santa Croce (commencée en 1443). Ce style, d’essence florentine, retravaillé par Michelozzo di Bartolomeo (1396-1472), architecte et sculpteur, donne à la ville une unité dont témoignent le couvent de Saint-Marc ou la cour intérieure du palais Médicis.

Dans les autres domaines de l’art, Florence devenait aussi, dans le même temps, une école. Donatello (1386-1466), avec Saint Georges en 1416, semble livrer à la postérité le portrait en pied de l’homme nouveau de la première vague renaissante. La Trinité de Tommaso Masaccio (1401-1428), peinte en 1427 sur le mur gauche de la nef de Sainte-Marie-Nouvelle, constitue l’accomplissement le plus célèbre de la nouvelle peinture: dans une architecture brunelleschienne idéale, les personnages sont distribués selon les lois de la perspective. La même année, le jeune Masaccio collaborait avec Masolino da Pinacale (1383?-1440), dont la manière reste plus dépendante de l’héritage gothique, au décor de la chapelle Brancacci à Santa Maria del Carmine. Sur le mur du fond, saint Pierre et saint Paul, par le miracle de leur ombre, guérissent les paralytiques qu’ils croisent en chemin: symbole d’une peinture qui, douée de relief et de modelé, fait retourner à la vie. Fra Angelico (1400? – 1455), au fond du couvent de Saint-Marc, que l’on a présenté longtemps comme un bienheureux reclus, adopta ces innovations et, leur donnant une pleine force mystique, les transmit à Benozzo Gozzoli (1422? – 1497), Filippo Lippi (1406-1469) ou Domenico Veneziano (1405? – 1461), le maître de Piero della Francesca.

Les artistes de la même époque à Sienne traduisent différemment ce souci de renouvellement; ce n’est pas la même Antiquité qu’ils réinventent avec les œuvres d’apparence sereine de Stefano di Giovanni, dit Sassetta (1392-1450) ou de ses disciples les plus doués, le Maître de l’Observance ou Sano di Pietro. Ce n’est pas parce que les Siennois de la fin du Quattrocento font encore usage du fond d’or qu’ils sont restés étrangers aux dernières recherches de Masaccio. Avec les couleurs imaginaires, de paysages où l’on voit apparaître des soleils couchants (suite de la Vie de saint Antoine abbé de Sassetta), les peintres de la Renaissance siennoise montrent qu’il est possible de concilier, avec raffinement, beauté dramatique et richesse d’ornementation.

5. La Florence de Laurent le Magnifique

La grande époque de Florence c’est, selon la tradition historiographique, celle de Laurent de Médicis (1449-1492). Maître «magnifique» d’une cité pacifiée, poète et politique, il se voue aux arts et aux études humanistes, formé par Cristoforo Landino, Marsile Ficin et Leon Battista Alberti (1404-1472). Ce dernier, principalement architecte, mais aussi humaniste complet, laissa des traités qui constituent une des sources principales pour comprendre cette génération de la «première Renaissance». Les fêtes, aristocratiques et très populaires, soignées à l’extrême et auxquelles collaborent les meilleurs artistes, donnent naissance à un art quotidien et éphémère. Laurent, malgré sa légende, ne serait-il qu’une des plus brillantes illustrations d’un mouvement né vers 1420, redevable autant à son aïeul Côme l’Ancien, érudit et collectionneur, ami de Donatello, qu’aux rivaux politiques de celui-ci comme le richissime Palla Strozzi?

Florence, où s’élèvent de nouveaux palais familiaux, règne sur la Toscane: Prato et Volterra révoltées sont définitivement assujetties, Pise se voyant confirmée dans sa prépondérance universitaire comme pour mieux lui ôter tout rôle politique. Paradoxalement, dans Florence, les Médicis n’ont pas le monopole du «mécénat» – André Chastel a bien montré que ce terme ne doit pas être entendu alors comme le patronage cohérent et programmé qu’exerça, par exemple, Louis XIV –, les grandes familles florentines, Tornabuoni, Rucellai ou Pitti, encouragent autant les artistes, sinon plus, que les Médicis. Sandro Botticelli (1445-1510), avec ses allégories du Printemps (1478) et de La Naissance de Vénus (vers 1484), sa complexe Calomnie d’Apelle (1495), demeure par excellence le peintre de la cour médicéenne, celle des palais de la via Larga ou de Careggi: il développa un art imprégné de philosophie néo-platonicienne, héritier de Masaccio par l’intermédiaire de Filippo Lippi – Botticelli, élève de ce dernier, prit ensuite dans son atelier son fils Filippino (1457? – 1504), exemple de ces «filiations» si courantes dans le cercle des artistes florentins.

Ces grands ateliers, lieux de technique et de culture savantes, qui fonctionnent comme des écoles d’art, tels ceux des frères Antonio (1431-1498) et Piero Pollaiuolo (1443-1496) ou plus encore d’Andrea Verrocchio (1435-1488), sont exemplaires de l’effervescence artistique de cette génération: ce dernier, orfèvre et sculpteur, dirige la bottega la plus importante de la ville, d’où sortent à la fois des objets de luxe commandés par les riches Florentins, casques, cuirasses, bustes, et des peintures – comme son Baptême du Christ auquel collabora le jeune Léonard.

C’est l’époque où, dans les contrats passés avec les commanditaires, on insiste plus sur la réputation, la valeur du maître, que sur le prix des matériaux qu’il emploie. La somme versée à Botticelli en 1485 pour un retable à Santo Spirito (aujourd’hui à Berlin) récompense essentiellement «son pinceau». Le statut de l’artiste a changé: nul ne le considère plus, dans la Toscane de la fin du XVe siècle, comme l’artisan qu’il était encore au début du siècle. Il affirme son originalité, son style, tout en continuant d’œuvrer sur commande: Vasari insiste, forçant le trait, sur le caractère fantasque d’Uccello (1397-1475), son obsession de la perspective, sensible dans le monument équestre à Giovanni Acuto peint en trompe-l’œil dans le Dôme en 1436, ou la scène du Déluge , dans le «cloître vert» de Sainte-Marie-Nouvelle (vers 1445). Le mystère de certaines toiles mythologiques de Piero di Cosimo (1462-1521), l’acuité du dessin qui caractérise les œuvres d’Andrea del Castagno (1423-1457), comme la Cène du Cenacolo di Sant’Apollonia , suffisent à faire d’eux des artistes fortement individualisés, immédiatement reconnaissables.

Cette Florence du Quattrocento n’est nulle part plus présente aujourd’hui que dans le cycle de fresques narratives peint par Domenico Ghirlandaio (1449-1494) et son atelier à Sainte-Marie-Nouvelle: costumes de cour, scènes d’intérieur, portraits. Les commanditaires aiment se montrer, peuplent les chapelles de mannequins de cire qui semblent prier à leur place, lèguent à la postérité l’image réaliste de leurs visages, comme celui de Philippe Strozzi sculpté par Benedetto da Maiano, ou la galerie de têtes figurant dans la cavalcade des mages de Gozzoli à la chapelle du palais Médicis-Ricardi. À la suite des Florentins qui pouvaient y reconnaître les Médicis ou Manuel II Paléologue, chaque visiteur semble invité à y retrouver des visages connus. Marcel Proust écrivait déjà avec ironie: «Il n’y avait pas selon Swann, dans ces cortèges, un seul Parisien de marque qui manquât.»

En 1492, alors que l’on découvre un continent auquel le géographe florentin Amerigo Vespucci (1454-1512) devait donner son nom, meurent Laurent le Magnifique et Piero della Francesca. Les bûchers des vanités instaurés par Savonarole, prieur du couvent de Saint-Marc qui domina la ville de 1494 à 1498, suspendent un instant l’ardeur créative – poussant l’esprit florentin dans la voie d’un mysticisme qui se manifeste dans les dernières compositions de Botticelli. Machiavel, secrétaire de la République, jugea sévèrement ce prophète illuminé; l’historiographe Guichardin (1483-1540) le présenta au contraire comme une espèce de saint. Après l’épisode républicain, les Médicis s’imposent en 1512. Avec la nouvelle génération, celle de Michel-Ange et des maniéristes, Florence allait définitivement acquérir ce renom européen, qu’elle avait cherché dans le commerce et qu’elle dut finalement à la floraison artistique que celui-ci avait permis.

6. Comment la patrie de Michel-Ange devint le «salon de l’Europe»

Michel-Ange, qui débuta peut-être comme apprenti lors de la décoration par Ghirlandaio du chœur de Sainte-Marie-Nouvelle, comme Léonard, formé, avec Lorenzo di Credi (vers 1460-1537?), dans l’atelier de Verrochio, sont issus de la grande tradition renaissante. Ils lui apportent, aux alentours de 1500, un renouvellement complet. Florence sert symboliquement de champ clos à leur lutte. Dans la salle du conseil du Palazzo Vecchio, on pouvait voir le choc de cavalerie choisi par Vinci pour représenter la Bataille d’Anghiari ; pour le mur d’en face, MichelAnge se vit confier la Bataille de Cascina . Les deux œuvres, l’esquisse inachevée de Léonard, le «carton» de Michel-Ange, qui apprirent tant à la génération maniériste, disparurent dès le XVIe siècle. Aujourd’hui, si l’on ne peut admirer à Florence que de rares œuvres de Léonard, L’Annonciation (vers 1475), L’Adoration des Mages , commande pour San Donato à Scopeto, laissée inachevée – Toscan de souche, il trace dans ses carnets des paysages que l’on a rapprochés de ceux des environs de Vinci, près d’Empoli –, en revanche, la marque de Michel-Ange s’y rencontre partout: architecture, avec l’escalier de la bibliothèque Laurentienne, peinture, avec le Tondo Doni des Offices, sculpture, avec les reliefs de la Casa Buonarroti, le David de 1503-1505 ou les tombeaux inachevés de Julien de Médicis, duc de Nemours, et de Laurent, duc d’Urbin. Encadrant les statues des deux princes, dans une architecture qui constitue le pendant, à Saint-Laurent – la paroisse des Médicis –, de la sacristie de Brunelleschi, les allégories de la Nuit et du Jour, de l’Aurore et du Crépuscule restent les chefs-d’œuvre du second séjour florentin du maître revenu de Rome. Sous la chapelle, une trappe conduit à une cave qui lui a peut-être servi d’atelier: les murs et la voûte sont couverts de dessins où l’on reconnaît une tête du Laocoon, la silhouette du David-Apollon et quelques réminiscences du plafond de la Sixtine. Les funérailles de Michel-Ange, grand homme florentin par excellence, à Santa Croce en 1564, donnèrent lieu à une cérémonie «nationale» toscane dédiée à l’universalité dans les arts, occasion d’une célèbre controverse alimentée par Cellini, sur le thème du paragone : quel art, de la sculpture ou de la peinture, l’emporte sur les autres? À Florence, depuis les discussions sur l’édification du Dôme ou les portes du Baptistère, ce type de débat soulève les passions.

Le jeune Raphaël Sanzio (1483-1520), élève de Pérugin, à Florence en 1504, sous le gouvernement républicain du gonfalonier Pier Soderini (1494-1509), fut influencé à la fois par Léonard, notamment dans la Madone du grand-duc , et par le pathétique de Michel-Ange. Après son départ pour Rome, un courant classique se perpétue avec Fra Bartolomeo (1475-1517) et Andrea del Sarto (1486-1530), courant qui constitua, au XVIIIe siècle et encore pour Stendhal, la page la plus admirée de l’art florentin. Le maniérisme florentin, héritier paradoxal de Michel-Ange, dans sa terribilità , autant que de la grâce, la venustas , de Vinci, donna naissance à des œuvres d’inspirations très diverses. La Déposition de Croix et l’ensemble décoratif de Pontormo (1494-1556) à Santa Felicita (1526-1528) jouent sur le chromatisme et la «ligne serpentine»; l’art du portrait, avec les commandes officielles confiées à Bronzino (1503-1572) – comme celui d’Éléonore de Tolède femme du grand-duc Côme Ier –, atteint à une irréelle impassibilité. À Sienne, Domenico Beccafumi (vers 1486-1551) prouve, par sa peinture et sa sculpture, que Florence n’étouffe pas tous les autres centres artistiques. Le mouvement se développe dans un but d’abord politique: les Médicis du XVIe siècle, ces descendants de marchands qui donnent à l’Église les papes Léon X (1513-1521) et Clément VII (1523-1534) ainsi que deux reines à la France, élaborent une stratégie de prestige fondée sur le renom artistique du grand-duché dont témoigne la fastueuse «chapelle des Princes» à Saint-Laurent (commencée en 1604), nécropole de la famille, aux murs revêtus de marbres et de pierres dures – artisanat décoratif, produit de l’Opificio delle pietre dure , aussi typiquement florentin que la marqueterie de bois à la première Renaissance. Les armoiries des cités toscanes, devenues définitivement sujettes et provinciales, y alternent avec les tombeaux.

Les Médicis, à partir de Côme Ier (1519-1574) qui porte le titre de grand-duc de Toscane, prétendent faire de la ville une capitale européenne. Le palais Pitti, dont Ammannati (1511-1592), après 1560, édifie la cour intérieure, sert de résidence à la famille souveraine. Vasari relie l’édifice au Palazzo Vecchio par un corridor qui permet au prince de passer d’une rive à l’autre de l’Arno, du palais de plaisance, ouvrant, par les jardins Boboli, sur la campagne, au centre administratif de l’État – «les Offices». Orné de toiles, ce passage devint la première «galerie». À une extrémité, c’est la nouvelle ville de Florence, le palais de la Seigneurie redécoré pour servir la gloire de la dynastie, la Fontaine de Neptune d’Ammannati (entreprise en 1565), l’Enlèvement des Sabines de Jean Bologne (1583) et sa statue équestre du duc Côme (1594). À l’autre, vers la campagne, la route s’ouvre en direction de ces villas, lieux d’urbanité hors de la cité, si prisées dans toute la région, notamment aux environs de Lucques. Les mêmes artistes travaillent sur la place publique et pour ces demeures préservées – Buontalenti par exemple, ou Pontormo qui décore à fresque, dans les années 1520, la villa de Poggio a Caiano et la chartreuse de Galluzzo. La Toscane se couvre de ces habitations de plaisance saisonnières qui transforment le paysage.

La concurrence ne vient plus alors des autres cités toscanes, mais plutôt de centres comme Rome, Milan, Venise ou la cour de France, vers lesquels partent les artistes. D’un point de vue économique, la capitale des grands-ducs, où l’on ne bâtit plus guère et qui ne déborde pas de la vieille troisième enceinte, entre Belvédère et Fortezza da Basso, connaît une incontestable récession. La vie artistique pourtant, nourrie des exemples du passé, passionne encore les esprits. Après avoir servi de modèle, Florence subit l’influence d’artistes «étrangers» de la péninsule. Déjà, à travers les œuvres du Pisan Orazio Gentileschi (1563-1639) et les Judith violentes qu’aimait peindre sa fille Artemisia (1593-1652/53), le caravagisme, les leçons de Guido Reni et des Bolonais s’étaient acclimatés à la Toscane. Florence accueille ainsi Pierre de Cortone (1596-1669) et Luca Giordano (1634-1705). Même si l’originalité toscane se dissout dans ces apports disparates, sensibles même chez un sculpteur comme Pietro Tacca (1577-1640) – dont le socle du monument de Ferdinand Ier à Livourne constitue le chef-d’œuvre –, la région conserve son rôle de creuset. Les derniers grands-ducs sont aussi fiers de laisser visiter leurs cabinets scientifiques – l’Accademia del cimento, fondée en 1657 par le cardinal Léopold, frère du grand-duc, jouit d’un renom européen – que leurs collections d’art. L’église San Gaetano de Florence (commencée en 1604), la chartreuse de Calci aux environs de Pise, perdue dans la campagne mais aux ornements baroques de stucs et de fresques, semblent les décors de théâtre où se joue l’histoire du «salon de l’Europe».

La Toscane, pourtant, avant d’être un salon, a été une place publique. L’œuvre d’art y a toujours été objet de ferveur, de recueillement, de critique passionnée. Qu’il suffise d’évoquer la procession de 1311 lors de l’installation solennelle à Sienne de la Maestà de Duccio, le défilé des artistes commentant le carton de la Sainte Anne de Léonard, ou les libelles et sonnets dont on couvrit le socle du Persée de Cellini. Ce goût de la controverse artistique, cette adhésion d’une population à un artiste ou à une œuvre symbolique d’une cité ne se sont pas émoussés sous le principat. La fierté locale a bien souvent aidé à la conservation de chefs-d’œuvre passés de mode. La tradition du collectionnisme s’explique de surcroît par le climat politique. Le grand-duché, faute de pouvoir rivaliser, pour l’histoire militaire, l’héritage chevaleresque, avec les grandes nations d’Europe, conserve et met en valeur ce qui fonde la légitimité spécifique de son prestige: ses églises et ses palais.

7. «Retour à Florence»: collectionneurs et voyageurs passionnés

C’est ainsi qu’Elisa Bonaparte, placée par son frère sur le trône de Lucques, tente une politique d’encouragement des arts. Devenir un musée n’était pas un risque pour la Toscane: on s’y était toujours mesuré à l’aune des chefs-d’œuvre du passé. La Loggia dei Lanzi (de Benci di Cione et Simone Talenti à la fin du XIVe siècle), sur la place de la Seigneurie de Florence, premier musée de sculpture en plein air, permettait la confrontation, à quelques mètres du David de Michel-Ange, du Persée de Benvenuto Cellini, avec la Judith de Donatello ou, plus tard, l’Enlèvement des Sabines de Jean Bologne. Les inclusions d’œuvres d’art les unes dans les autres ne surprenaient pas: à San Miniato, église romane, prier dans la chapelle du cardinal de Portugal, c’était s’agenouiller dans un cadre dessiné par un élève de Brunelleschi, Antonio Manetti, sous une voûte ornée de médaillons de Luca della Robbia, avec, sur les murs, des peintures d’Alessio Baldovinetti (1425-1499) face au gisant du cardinal, œuvre d’Antonio Rossellino (1461). Ce n’est pas un hasard si cette chapelle fut tant appréciée des guides de voyages de la fin du XIXe siècle. La Toscane, reliquaire débordant de reliques, semblait elle-même une œuvre d’art faite pour enchâsser des pièces de musée.

D’où la volonté d’achever l’histoire sous prétexte de la retrouver: destruction du vieux centre florentin pour créer un «forum» en 1887, ultime avatar du mythe romain, de fondateur devenu ainsi destructeur, pastiches de façades gothiques plaquées sur Santa Croce, panthéon national toscan, ou sur le Dôme. À Saint-Laurent, par respect pour les croquis de Michel-Ange qui auraient pu guider les recréateurs, on laissa la façade de pierres brutes. Seule réaction face à l’académisme triomphant, le mouvement des Macchiaioli – de macchia , tache – qui allie, dans les années 1860, influence des peintres français de l’école de Barbizon et sensibilité aux paysages de la Maremme. Ils découvrent, en Toscane, une source d’inspiration artistique inexplorée: la mer.

Paradoxalement, la muséographie, pratiquée par le Risorgimento à l’échelle de travaux d’urbanisme, s’accompagne d’une dispersion des œuvres: combien de collections anglaises s’enrichissent alors d’un «primitif» mal attribué, d’un plat de majolique ou d’une terre cuite vernissée donnée à un membre de la dynastie Della Robbia? Voir aujourd’hui le «retable de l’Eucharistie» de Sassetta nécessite de faire le tour du monde pour retrouver les panneaux où le maître de Sienne a peint la campagne toscane: Budapest, Barnard Castle, Melbourne, le Vatican... Le «triptyque de San Romano», peint par Uccello pour la chambre du Magnifique, est dispersé entre la National Gallery de Londres, le Louvre et les Offices. La Toscane de la fin du XIXe siècle, musée qui se vide de ses merveilles au gré des fluctuations du goût – d’abord les giottesques, puis les Botticelli –, retient donc les voyageurs empreints de «piété» ruskinienne. S’y établissent quelques collectionneurs qui laissent musées ou fondations: Bardini, Horne, Stibbert, Berenson enfin qui, dans sa villa I Tatti , posa au patriarche de l’esthétisme jusqu’à sa mort en 1959.

À l’image du héros de la nouvelle d’Henry James qui, de retour à Florence, retrouve son passé, l’artiste en Toscane est-il condamné à la nostalgie: à la citation ou au pastiche? La gare construite par le Toscan Giovanni Michelucci (1935), réussite visuelle, s’intègre à son environnement et évite le passéisme. Parallèlement, les monuments restent menacés: les bombardements de la dernière guerre mutilèrent au Campo Santo de Pise l’un des plus riches ensembles picturaux de la Renaissance; l’inondation de 1966 due à une crue de l’Arno endommagea le Crucifix de Cimabue à Santa Croce. Les restaurations actuelles renouvellent le regard porté sur les œuvres: la réussite complète de celle de la chapelle Brancacci menée à bien en 1990 a pour triste pendant le nettoyage du chef-d’œuvre de Jacopo della Quercia dans le dôme de Lucques – privé de sa patine, le gisant d’Ilaria del Caretto montre le visage écorché d’une œuvre à laquelle on a enlevé son histoire. Nulle part mieux qu’en Toscane on ne peut sentir en effet, strate par strate, cette empreinte du passé. Sur les œuvres des «renaissances» successives, confrontées les unes aux autres, dans ce paysage qui se parcourt comme un musée ou un jardin, il reste toujours, comme l’écrivit Valery Larbaud, «la douce, l’indulgente, l’intelligente lumière toscane, légère, et un peu attristée».

Encyclopédie Universelle. 2012.

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